Par où commencer, Mila ?
 
Tu es née il y a 21 ans, dans une clinique de Portland. Tu es la première et seule née d’un cadre et d’une institutrice, un bébé désiré et tant attendu, un départ des plus classiques.
 
Ton enfance, Mila, tu n’en gardes que des souvenirs diffus. Tu étais une petite fille sage, très sage. Silencieuse, sans caprices. Peut-être est-ce parce que tu étais particulièrement bien éduquée. Peut-être est-ce pour ne pas faire de bruits quand tes parents se disputaient.
 
Tes parents t’aimaient comme la prunelle de leurs yeux. Après tout, ils t’avaient tant désirée, Mila. Sans doute sentais-tu tout ce qu’il avait projeté en toi, les rêves d’une enfant parfaite. Ils ne voulaient que le meilleur pour toi, Mila. Il te fallait être première de la classe pour te promettre un glorieux avenir. Il te fallait les plus jolis vêtements et ne pas courir pour ne pas les froisser. Tu as rarement été disputée, Mila, tu avais tant envie de satisfaire ton père et ta mère qu’ils n’avaient pas besoin de hausser le ton pour que tu donnes le meilleur de toi-même.
 
C’est en grandissant que les choses ont commencé à se gâter, Mila. L’adolescence n’est jamais une période facile, n’est-ce pas ? Tant de changements, physiques, émotionnels, psychologiques. Tant de changements en toi. Dans ta vie, les choses n’avaient pas changé pourtant. Tu continuais à être une excellente élève, tu avais une option arts plastiques au lycée où tu excellais. Tu n’avais jamais bu d’alcool, jamais été droguée, jamais eu de grossesse involontaire. Tes amis étaient aussi sérieux et exemplaires que toi. Chez toi, les disputes de tes parents ponctuaient le temps, mais là encore, les choses n’avaient pas changé.
 
Le changement fut imperceptible, Mila, toi-même tu ne l’as pas vu. Quel a été le premier aliment que tu as eu l’idée de ne pas manger ? Quel a été le premier repas que tu as sauté ? A quel moment l’idée d’avaler quelque chose t’est-il devenu insupportable ? Tu te souviens simplement qu’un jour, tu n’étais plus capable de manger quoi que ce soit. Finalement, après toutes ces années, tu avais changé, Mila.
 
Sans doute ton cœur et ton cerveau étaient-ils trop pleins, depuis toujours, de choses que tu ne percevais pas, de choses sur lesquelles tu n’avais pas pu mettre de mots, que tu n’avais pas pu exprimer. Sans doute, toutes ces choses occupaient-elles trop de place dans ton corps, qu’il fallait arrêter de manger pour toutes les contenir, au risque de les vomir hors de toi.
 
Petit à petit, tu as perdu consistance.
 
Tes parents ont fini par comprendre, quand en été tu ne désirais plus porter de manches courtes. Ils ont alors perçu tes bras minces, très minces et ont vu que tu n’étais plus la parfaite petite fille modèle qu’ils avaient tant désirée. Ce que tu as vu dans les yeux de tes parents, Mila, ce fut de la déception, déception de voir que leur fille si parfaite leur échappait peu à peu. Après cet été-là, tes notes commencèrent à chuter.
 
Il fut difficile de garder tes amis, Mila. Il devient difficile d’être agréable pour les autres quand on n’est plus agréable pour soi. Tu n’avais plus envie de sortir, de devoir mentir pour ne pas manger, de devoir dévoiler tes chevilles et tes poignets, de devoir essayer de profiter de l’insouciance de l’adolescence. La vie est si sérieuse qu’il t’est impossible de t’en amuser, n’est-ce pas, Mila ?
 
Tes parents étaient désemparés, Mila. Tu les entendais se disputer à ton sujet, sans prononcer des mots trop tabous et trop lourds pour pouvoir être posés. Toi non plus, tu ne disais presque rien, refusant de parler de ton état. Refusant de parler tout court. Ils ont alors décidé de déménager quand tu as obtenu ton bac, pour aller à Arcadia Bay. Si tu avais arrêté de te nourrir normalement, Mila, tu n’as jamais arrêté de peindre. C’était les mots colorés qui venaient combler ton mutisme.  Il y avait à Arcadia Bay une école réputée pour les études artistiques et tu avais été prise dans la classe d’arts plastiques. Ainsi, ils pensaient que cela guérirait ton mal être.
 
Cela ne se passa pas exactement comme prévu, Mila. Tu réussis à passer une année, avec difficulté, mais tu réussis. Finalement, les choses se compliquèrent lors de ta seconde année. Ta maladie n’était pas partie, au contraire. Ta difficulté à t’intégrer dans cette nouvelle ville n’avait fait qu’accroitre ta solitude. Une solitude qui te poussa à vouloir devenir encore moins consistance que tu ne l’étais.
 
Tu fus hospitalisée un long moment, Mila. Tu étais trop fragile et trop mince pour sortir. Ce séjour fut pour toi une pause bien méritée. Il est si difficile de vivre, Mila, que tu te demandes souvent comment des gens y arrivent si aisément. Ta sortie fut une véritable épreuve, mais ton hospitalisation te permit d’être suivie par une psy très compétente. Après avoir gardé ton état dans la sphère familiale, tes parents furent obligés d’admettre que leur fille prodige était très malade et nécessitait une aide médicale.
 
Tu ne terminas pas ton année scolaire et tu n’allas pas en cours l’année suivante, Mila. Tu avais besoin de temps, de prendre un peu de poids et de perdre un peu de tout ce qui encombrait ta tête. Tu as finalement pu reprendre les cours à la rentrée dernière. Sur les conseils de ta psy, tu vis désormais au pensionnat de l’école. Couper le cordon avec tes parents et être avec des filles de ton âge te ferait le plus grand bien, d’après elle.
 
Les choses sont loin d’être derrière toi, Mila. La thérapie est très lente car tu as mis énormément de temps à oser parler. Tu restes encore très mince et tu te nourris avec d’énormes difficultés. Tes pensées et émotions sont toujours aussi encombrantes et pesantes.
 
Mais tu fais de ton mieux, Mila. Tu aimerais te faire des amis, voire même intégrer ce groupe de personnes populaires et sures d’elles que tu envies tant. Ne plus être la petite fille sage et lisse, la jeune fille bonne élève et silencieuse, la jeune femme peu sûre d’elle et malade.
 
Prendre de la consistance.